2020-2023 • Projet de coopération scientifique FMSH RFBR • Le volontariat en Russie : éclairer la boîte noire des nouvelles formes d’engagement civique

Pilotage du projet - France : Françoise Daucé (EHESS, CERCEC)

Pilotage du projet - Russie : Christian Frohlich (Université d’Etat – Haut Collège d’économie)

L’adoption de la loi sur le « volontariat » en 2018 organise et encadre les activités bénévoles en Russie, dans le cadre de relations contractuelles entre les volontaires et l’organisation pour laquelle ils travaillent. Cette loi a pour objectif de renforcer les initiatives civiles portées par les organisations à but non lucratif. Présentée par le gouvernement russe comme une avancée civique, cette loi a pu être considérée par ses détracteurs comme une nouvelle tentative d’encadrement et de régulation de la société civile par la puissance publique et comme un outil d’externalisation des fonctions sociales de l’Etat à des acteurs associatifs. En regard de ces critiques, ce projet de recherche propose d’adopter une posture compréhensive pour enquêter auprès des volontaires russes et mettre au jour leurs motivations, leurs convictions et leurs pratiques au service des causes qu’ils servent. L’objectif consiste à montrer la diversité des logiques qui les animent, entre loyauté patriotique, intérêt personnel et prise de parole. L’enquête permettra ainsi de réfléchir aux nouvelles dynamiques qui traversent la société civile russe, entre adhésion, critique et réalisation de soi. L’enquête sera menée collectivement par des chercheurs et des étudiants de l’EHESS et du Haut-Collège d’Economie de Moscou.

Composition de l'équipe française

Françoise Daucé, directrice d’études, EHESS, CERCEC

Gilles Favarel-Garriques, directeur de recherches, CNRS - CERI 

Anne Le Huérou, maîtresse de conférences, Université Paris-Nanterre 

Ioulia Shukan, maîtresse de conférences, Université Paris-Nanterre

Avec la participation de Pierre Labrunie, Doctorant, EHESS, thèse en cours sur les mobilisations volontaires de citoyens pour le maintien de l’ordre public et Iris Muraz, Doctorante, EHESS, thèse en cours sur le rôle des associations dans la construction de la paix en Ukraine

Composition de l'équipe russe

L’équipe russe sera coordonnée par Christian Frohlich, maître de conférence à la Faculté de sociologie de l’École des hautes études en sciences économiques à Moscou, en Russie. Il est titulaire d’un doctorat en sociologie de l’Université de Leipzig, en Allemagne, et a été chercheur associé à l’Université Södertörn en Suède. Ses recherches portent principalement sur le développement de la société civile au regard des groupes marginalisés, ainsi que sur l’activisme civique et les protestations dans l’espace urbain. Il a publié récemment dans East European Politics, International Journal of Sociology and Social Policy et dans The Sociological Quarterly

L’équipe russe impliquera les chercheurs issus de l'International Laboratory for Nonprofit Sector Studies et du Centre des initiatives civiques de l’École des hautes études en sciences économiques de Moscou. Yulia Skokova, maîtresse de conférences à la Haute Ecole d’Economie et spécialiste du monde associatif en Russie, participera au projet. Yulia Skokova est la directrice du Centre pour l’évaluation des initiatives civiques (Center for Civic Initiatives Assessment). Elle a étudié le movement des observateurs lors des élections en Russie et étudie en profondeur le secteur non-lucratif en Russie dans une perspective régionale. 

Méthodologie et objectifs

Le développement du volontariat et du bénévolat est une question actuelle pour les sciences sociales, comment en témoignent les publications académiques récentes sur ce thème (Eliasoph, 2013 ; Smith et alii, 2016 ; Damian, 2019 : Shashar et alii, 2019). En Russie, un même intérêt pour le bénévolat est notable. La Russie dispose d’une loi sur la bienfaisance depuis 1995. Elle a été amendée en 2018 pour l’élargir à l’institutionnalisation du volontariat (dobrovoltchestvo / volonterstvo). Selon le texte officiel, « La loi fédérale établit le cadre légal pour la régulation des relations dans le domaine du volontariat. En particulier, la loi clarifie le concept et les objectifs du volontariat, détermine le statut légal des volontaires, stipule les pouvoirs des autorités d’Etat et des organes de l’auto-administration locale dans ce domaine, et détermine les spécificités du statut des volontaires pour les organisations religieuses. Pour mettre en œuvre la politique d’Etat sur le volontariat, la loi fédérale soutient la création et la maintenance d’une base de données unique contenant des informations sur les personnes qui participent au travail volontaire »[1]. La loi s’inscrit dans un contexte déjà ancien d’intérêt de l’Etat russe pour la société civile, caractérisé par de nouvelles formes de soutien mais aussi d’encadrement des activités associatives (Daucé, 2013 ; Skokova, Pape, Krasnopolskaya, 2018). Cette régulation publique est officiellement justifiée par la volonté de renforcer et de rendre plus efficace la société civile dans le cadre de partenariats avec l’Etat. Elle est vue par les observateurs et les associations critiques comme d’une part, une forme de transfert des fonctions sociales de l’Etat à des acteurs privés et, de l’autre, comme une tentative de contrôler et de dominer les initiatives citoyennes indépendantes. 
 
Faisant le choix d’une enquête au plus près des volontaires, ce projet de recherche propose d’étudier les pratiques des bénévoles en Russie et de s’intéresser au sens qu’ils donnent à leurs engagements. Avant même l’adoption de la nouvelle loi sur le volontariat, des enquêtes ont été réalisées sur les pratiques bénévoles en Russie, dans le cadre professionnel ou civique (Krasnopolskaya, Roza, Meijs, 2016). L’engagement bénévole a une tradition ancienne en Union soviétique, qui s’est affaiblie lors des difficultés sociales et économiques de la période post-soviétique. Depuis le début des années 2010, un renouveau de l’engagement bénévole semble observable dans la société russe (Benevolenskij et alii, 2019), qui trouve sa reconnaissance institutionnelle avec la loi de 2018. Ces pratiques bénévoles peuvent témoigner du souci du commun qui anime les citoyens ou de la subtilité des résistances infrapolitiques qui s’expriment dans la société russe (Frohlich, Jacobsson, 2019). Dans ce contexte, nous proposons de mener une enquête sociologique auprès des associations et des « volontaires » reconnus par la loi pour voir comment ils s’emparent, utilisent et s’approprient les nouvelles dispositions législatives. L’enquête aura pour objectif de mettre au jour les justifications (Boltanski, Thévenot, 1991) qu’ils mobilisent pour expliquer leur engagement volontaire au service des « causes » qu’ils défendent. Alors que les discours critiques supposent des usages contraignants de la loi au service de l’Etat, il s’agira d’examiner les diverses appropriations qui peuvent être faites du texte. L’enquête aura pour objectif de mettre au jour les valeurs et les intérêts qui animent les volontaires dans la société russe. Souci civique, entraide domestique, intérêt économique, liens amicaux ou conviction patriotique peuvent fonder un engagement volontaire. Si le regard critique suppose de nouvelles dominations, les pratiques peuvent fonder de nouvelles formes d’autonomie qu’il s’agira d’étudier. 
 
Afin de mener à bien ce projet et de saisir les engagements bénévoles dans leur diversité, nous proposons d’engager une enquête auprès de plusieurs types d’acteurs volontaires, dans différents contextes régionaux. Nous proposons de mener l’enquête auprès de trois types d’acteurs associatifs engagés dans le domaine :
- de l’action sociale
- de la défense des droits
- de la protection de l’environnement. 
En choisissant ces trois domaines d’action, il s’agit de diversifier les lieux d’observation pour mettre au jour les répertoires de justification des bénévoles dans leur pluralité. Afin de rendre compte de la diversité des situations régionales en Russie, nous souhaitons décentrer l’enquête et travailler dans quatre régions de Russie aux profils socio-économiques contrastés. Nous appuyant sur les typologies régionales de Yulia Skokova (Skokova, Pape, Krasnopolskaya, 2018), nous réaliserons des enquêtes auprès des volontaires de Moscou, de Perm, de Rostov sur le Don et de Nijni-Novgorod. 
 
La recherche reposera sur les méthodes sociologiques qualitatives par entretien. Pour mettre en œuvre le projet, des « expéditions » scientifiques communes, associant chercheurs et étudiants de l’EHESS et du Haut Collège d’Economie, seront organisées sur les quatre terrains choisis (Moscou, Perm, Rostov sur le Don et Nijni-Novgorod). Durant ces expéditions (de 7 à 10 jours), les participants collecteront des entretiens qualitatifs qui permettront d’interroger les volontaires sur les motivations de leur engagement, sur l’évolution de leurs convictions à l’épreuve de leurs pratiques concrètes, sur leur conception du bien commun et leur regard porté sur l’Etat et la politique. La forme « expédition » permettra de mettre en commun les données récoltées, d’engager leur analyse et former ainsi les jeunes chercheurs à la recherche sur le terrain. Le projet, outre sa dimension scientifique, comportera un volet pédagogique. Il s’agira de former à la recherche par la recherche les étudiants russes et français, de niveau master et doctorat, en sociologie de la Russie contemporaine.
 
L’enquête sera pilotée par Christian Frohlich (Université d’Etat – Haut collège d’économie) et Françoise Daucé (CERCEC / EHESS). Elle sera réalisée conjointement par des chercheurs spécialistes de l'espace russe et post-soviétique (Anne Le Huérou, Ioulia Shukan, Gilles Favarel-Garrigues) et par de jeunes chercheurs (masterants et doctorants français et russes) engagés dans le programme de double diplôme et l’accord de coopération entre l’EHESS et la Vychka de Moscou. La recherche sera programmée sur trois ans. Les deux premières années seront consacrées à la collecte des données lors des expéditions et à leur analyse lors de journées d’études organisées à Paris et à Moscou. La troisième année permettra d’organiser un congrès international et de préparer une publication collective (numéro de revue ou ouvrage) sur « Les causes des volontaires en Russie ».


[1] http://en.kremlin.ru/acts/news/56800