Laboratoire européen expérimental

Guerre et société. Europe centrale et orientale, 20e-21e siècles

War and Society. Central and Eastern Europe in the 20th and 21st Centuries

Війна і суспільство.  Центральна та Східна Європа, 20-21 століття

2023 - 2027

Le contexte

L’invasion de l’Ukraine par la Russie en février 2022 a causé un bouleversement d’une ampleur scientifique comparable, mais dans une logique opposée, au tournant des années 1989-1991, lorsque la perestroïka et la glasnost avaient redessiné le visage de l’Europe. La chute des régimes socialistes et la dissolution de l’URSS avaient entraîné une ouverture des frontières et une explosion des circulations, notamment académiques, qui ont nourri un dynamisme scientifique exceptionnel et transformé l’Europe. Aujourd’hui, la guerre en Ukraine marque l’émergence de nouveaux fronts et frontières à l’Est de l’Europe et l’expérience de mobilités contraintes à grande échelle, les plus importantes depuis 1945. Les sciences sociales sont indispensables pour comprendre la guerre en cours et les bouleversements politiques, idéologiques, sociaux, économiques qu’elle entraîne. En même temps, la guerre est un puissant accélérateur de la reconfiguration du paysage scientifique européen autour de nouveaux centres, de Vilnius, Varsovie et Prague jusqu’à Lviv, Kyiv et Kharkiv. 

Le projet

Le laboratoire (Research Alliance) Guerre et société propose de structurer la rencontre entre historiens et sociologues venus de traditions scientifiques diverses autour de l’expérience de la guerre, sur le terrain est-européen. L’objectif est une recherche collective sur la guerre comme mise en mouvement – des corps, des liens, des institutions, des biens, des idées, des héritages et des futurs possibles. Fondé sur la tradition d’interdisciplinarité des area studies, ce laboratoire cherche aussi à dépasser les effets de cloisonnement spatiaux induits par les découpages de l’Europe en « aires culturelles » en faisant dialoguer les chercheurs à l’est et à l’ouest du continent.

Le réseau

Le laboratoire « sans murs », ou « alliance de recherche », sera à la fois un lieu d’émergence et de structuration des nouvelles dynamiques scientifiques nées de cette mobilité historique, et de compréhension de cette expérience conjointe de la guerre comme cœur d’une expérience européenne partagée sur la durée. Hébergé par l’EHESS, il est porté par le Centre d’études russes, caucasiennes, est-européennes et centre-asiatiques (CERCEC / UMR EHESS – CNRS), le Centre d’Histoire Urbaine de Lviv (CUH), et l’Institut d’études internationales de la Faculté des Sciences sociales de l’université Charles à Prague.

Centre de recherche interdisciplinaire de haut niveau depuis 2004, le CUH est aussi devenu un lieu d’accueil important pour de nombreux chercheurs en SHS de l’est et du sud de l’Ukraine et un acteur clé de la collecte de témoignages de guerre.

L’Institut d’études internationales accueille une recherche interdisciplinaire sur l’ensemble des aires culturelles. Il héberge en particulier une équipe de recherche dynamique autour de l’articulation de la guerre et des après-guerre en Europe aux 20e et 21e siècles, examinant les reconfigurations et reconstructions politiques, économiques, sociales, y compris l’histoire des après-guerre psychiatriques.

Les axes

  • Réfugiés, exilés, déplacés : les mobilités de guerre dans l’expérience européenne.

L’émigration d’Ukrainiens vers les pays d’Europe centrale se superpose sur une autre actualité migratoire, celle de l’arrivée des réfugiés du Moyen-Orient à leurs frontières. L’accueil des réfugiés (aujourd’hui près de 6 millions de réfugiés ukrainiens dans les pays européens, dont 1,5 million en Pologne) est soudain devenu une caractéristique significative et centrale des sociétés est-européennes, en un contraste, souvent perçu comme une contradiction, avec les positions politiques « anti-migrants » qui ont formé un axe fort de définition du « groupe de Visegrad » depuis la « crise migratoire » de 2014. En même temps, cet afflux massif met aussi en lumière l’importance des flux migratoires qui ont modelé l’Europe de l’Est depuis la chute du mur de Berlin, l’existence d’infrastructures de la mobilité, de pratiques et savoirs des migrations. Il questionne sur des cultures de l’accueil plurielles, des imaginaires de la solidarité mobilisés par des acteurs très divers, et sur les refus persistants d’institutionnaliser l’accueil au niveau étatique. En Ukraine même, l’ampleur de ces départs couplée à plus de six millions de déplacés intérieurs, bouleverse le tissu social et économique du pays, fragilise le quotidien, transforme les réseaux de solidarité. En outre, les flux de réfugiés ukrainiens croisent en partie, avec de fortes tensions, les temps et espaces de l’exil en nombre des Russes et Biélorusses, comme les mouvements de réfugiés d’autres pays en guerre, en particulier d’Afghanistan.

Confrontés à ces mouvements de population considérables et aux bouleversements qu’ils suscitent à différentes échelles, les spécialistes des sociétés contemporaines redécouvrent la centralité des expériences de déplacement de population dans l’histoire socio-politique de l’Europe de l’Est au 20e siècle, telle que mise en évidence par les historiens au cours des deux dernières décennies. Le dialogue entre sociologues, géographes, anthropologues et historiens se fonde à la fois sur des collaborations dans des enquêtes de terrain interdisciplinaires et un déplacement fécond des catégories conceptuelles, des perspectives et questionnements. Il invite à une histoire transnationale, centrée sur l’expérience de la mobilité en temps de guerre, de la construction nationale contemporaine en Europe centrale et orientale.

  • Mobilisations militaires et militantes

La guerre est avant tout une mise en mouvement contrainte, une mobilisation des sociétés par et pour la guerre, marquée par le départ des soldats, surtout des hommes, vers les casernes et les fronts, la transformation des économies et de la main-d’oeuvre, la réorientation des flux, la recomposition des familles, dans des espaces sociaux et économiques souvent féminisés... Les modalités et l’ampleur des effets des mobilisations des sociétés est-européennes dans les deux guerres mondiales sont au cœur des questionnements sur le devenir des dominations impériales et des constructions nationales au 20e siècle. Dans les sociétés contemporaines, les expériences de mobilisations diffèrent et peuvent être envisagées dans un sens attestataire ou contestataire, critique ou loyal, individuel ou collectif. Les sociologues ont souligné l’importance de ces mobilisations en Ukraine, au fondement, depuis 2013, d’abord de l’expérience du Maïdan puis de l’engagement de vastes couches de la société, pour tenir et/ou aider le front, organiser le ravitaillement, accueillir les personnes déplacées, seconder l’Etat dans ses autres missions, maintenir et réparer les habitations et les infrastructures critiques endommagées par les bombardements. Depuis le 24 février 2022, cette mobilisation de l’arrière touche également des pans beaucoup plus larges des sociétés européennes, avec un vaste mouvement d’engagement, parfois même combattant, de citoyens européens en soutien à l’Ukraine.

En observant l’ensemble de ces (dé-) mobilisations, civiles, militantes, militaires, en interrogeant leurs ressorts, conditions et dimensions genrées, l’équipe analyse la reconfiguration des solidarités, des modes d’action en commun, et les profondes transformations sociales et politiques engendrées par la guerre aux vingtième et vingt-et-unième siècle en Europe de l’Est.

  • Traces et mémoires de guerre

La recomposition des espaces politiques et sociaux est-européens en réponse à la guerre est aussi marquée par un renouveau des questionnements – et conflits – autour des discours mémoriels sur les guerres, les expériences de domination impériale et les mythes de libération nationale qui ont façonné l’Europe orientale et l’(ex)-URSS. Le passé historique, la mémoire contestée des guerres précédentes, leurs héritages symboliques et patrimoniaux, sont mobilisés, contestés, détruits par et pendant la guerre, en lien avec les différents projets d’avenir défendus par les acteurs – étatiques, militaires, mais aussi militants, citoyens, associatifs – du conflit. Dans le même mouvement, la guerre génère de nouvelles pratiques mémorielles. La production et le recueil de témoignages, d’artefacts, la création de nouveaux lieux de mémoire et rituels, par exemple autour des cimetières militaires, l’émergence de nouveaux acteurs, comme les mères et veuves de soldats, et la destruction à grande échelle du patrimoine bâti et des paysages, sont autant d’observatoires de la négociation de nouvelles mémoires, et partant, de nouveaux avenirs collectifs pendant la guerre. A la suite des historiens de la Première Guerre mondiale en particulier, il paraît donc indispensable d’analyser dans le même mouvement guerre et mémoire de guerre, guerre et après-guerre, pour les comprendre, sur la longue durée, comme une renégociation constante des passés, présents et avenirs des communautés à l’épreuve des guerres.